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Pourquoi Netflix va vaciller

March 04, 2022 — Nico Cartron

Les consommateurs sont face à une prolifération de plateformes de vidéo à la demande, mais une simplification du secteur est en cours...


A propos de cet article

Cet article est une traduction de l'article de Ted Gioia, dont la version originale est disponible ici.

Je l'ai trouvé très bon et comme d'habitude avec Ted, très bien écrit; j'ai donc demandé à Ted l'autorisation de le traduire, autorisation qu'il m'a accordée, et je l'en remercie.

Vous pouvez retrouver sur mon blog un autre article de Ted que j'ai traduit en Septembre 2021: Si les PTT avaient géré le business du téléphone comme Google.

De combien d'abonnements streaming ai-je réellement besoin ?

Je regarde la télévision environ une heure par jour. En général, ma femme et moi nous asseyons dans le canapé après le diner, soit pour regarder un épisode d'une série TV, ou pour regarder un film - que nous découpons en deux soirées (nous regardons rarement un film d'une traite en une soirée).

Je n'ai jamais été accro à la télévision. J'ai eu une TV vers la trentaine, et je ne découvrais ce qu'il y avait à la TV que quand je voyageais et que j'allumais le poste TV dans ma chambre d'hôtel. Notre mariage et l'arrivée des enfants a changé cela - je me suis résolu à acheter un poste, même si passer trop de temps devant n'est pas bon pour moi.

Ma femme Tara a la même relation avec la TV. Lorsque je l'ai rencontrée, elle était danseuse et chorégraphe à New York, et préférait largement sortir voir des spectacles. Elle devait voir mon intérêt pour les films d'Hollywood comme un symptôme de mes origines (Côte Ouest, Los Angeles). Mais elle aussi a fait la paix avec l'écran, même si comme moi, c'était à petite dose.

Avec cette "historique", je suis donc surpris par le nombre d'abonnements TV que nous avons.

J'ai commencé par un abonnement à Netflix - mais leur offre s'est petit à petit réduite. Donc j'ai rajouté Amazon Prime quelques années plus tard, ce qui a rajouté du choix. Enfin j'ai souscrit à Apple Plus plus récemment. Je me suis mis une limite à 3 abonnements, mais si vous rajoutez mes 2 abonnements à des plateformes de streaming musical, et mon compte Kanopy, ce nombre est en réalité de six.

Malgré toutes ces options, je regarde toujours avec envie les programmes d'HBO auxquels je n'ai pas accès. Disney m'attire moins - je ne suis pas un gros fan des super-héros et des dessins animés - même si j'aimerais bien voir la récente rétrospective sur les Beatles. Et je ne pense même pas à Paramount Plus ou Showtime ou Hulu... sauf quand quelque chose d'intéressant apparait dans leur offre, me faisant me demander si je devrais craquer.

Cela va changer

Mais j'ai le pressentiment que mes choix vont devenir plus simple. Et cette intuition n'est pas basée sur des faits concrets - au contraire, il est probable qu'encore plus de plateformes apparaissent, rendant le paysage du streaming encore plus chargé. Il est même possible que je souscrive à d'autres plateformes dans un futur proche. Mais je pense qu'à long terme, nous allons assister à un surprenant renversement de situation.

Cette prédiction est basée sur mon étude de situations simulaires dans le passé. C'est clair et sans ambiguïté: les systèmes ouverts et partagés battent toujours ceux qui sont propriétaires et fermés. Et lorsque trop de concurrents lancent des plateformes indépendantes, ils ne font qu'accélérer cette consolidation.

Laissez-moi vous donner quelques examples:

  • Cartes de crédit: la première carte de crédit Visa a été émise par Bank of America en 1958. Mais elle ne s'appelait pas Visa à cette époque. Elle était vendue comme BankAmericard, et était seulement accessible aux clients de Bank of America. La carte a rencontré un immense succès, et dans les années qui ont suivi, plus de 400 autres banques ont lancé leur propre carte de crédit - en revanche, aucune d'entre elles n'était capable de rivaliser avec BankAmericard.
    La situation a changé à la fin des années 60, lorsque des centaines de petites banques se sont regroupées pour lancer MasterCard. Bank of America fut forcée d'ouvrir son système propriétaire aux autres banques, sous le nouveau nom Visa.
    Cette étude de cas suggère qu'un système fermé, opéré par une seule société, quelle que soit sa puissance, ne peut pas concurrencer une plateforme partagée et ouverte permettant à des centaines de plus petits acteurs de participer. Mais il y a bien d'autres exemples...
  • Distributeur de billets (DAB): la même chose arriva quelques années plus tard avec le lancement du premier DAB aux USA. Une fois de plus, Bank of America (et quelques autres grandes banques) crut qu'ils avaient un énorme avantage avec leur grand nombre d'agences - et donc installèrent un DAB dans chaque agence, refusant de partager leurs machines avec leurs concurrents. Ils pensaient que cela leur assurerait une position dominante. Mais encore une fois, les plus petites banques se regroupèrent et partagèrent leurs réseaux au travers du système STAR (qui compte maintenant 5700 banques) et d'autres plateformes ouvertes. Même les grandes banques durent se résoudre à ouvrir leur réseau, afin de rester compétitives.
    Les plateformes ouvertes venaient de vaincre à nouveau les puissants réseaux clos.
  • Systèmes d'exploitation (OS): Une évolution comparable se produisit au même moment avec les systèmes d'exploitation pour ordinateur personnel (PC). Apple avait le meilleur OS - et l'a toujours, à mon avis. Mais Steve Jobs ne voulait pas le rendre disponible à ses concurrents. Ce qui fournit une immense opportunité à Bill Gates, qui devint l'homme le plus riche du monde en rendant Microsoft Windows disponible à tous. La puissance d'une approche "ouverte" était bien évidente dans ce cas - l'OS de Microsoft était clairement inférieur à celui d'Apple, mais il réussit quand même à atteindre 90% de parts de marché. Son seul avantage était la volonté de Gates de le rendre largement disponible.
    Une fois de plus, un système "ouvert" avait vaincu un puissant concurrent propriétaire.
    Note de Nico: je ne fais que traduire les propos de Ted - qualifier Windows de "système ouvert" est plus que discutable ;)
  • Magnétoscopes: un autre bon exemple, avec la compétition entre Betamax et VHS. Sony lança le Betamax en 1975, et d'autres sociétés sortirent leurs propres systèmes propriétaires pour répondre. Mais c'est JVC qui remporta ce combat, en rendant sa technologie VHS largement disponible, avec un standard ouvert et utilisable par ses concurrents. Ici aussi, Sony avait un avantage en qualité de vidéo et réputation de sa marque, mais en refusant d'ouvrir son système, elle perdit.
  • Autres exemples: La puissance des systèmes ouverts et partagés explique pourquoi des companies aériennes concurrentes partagent leurs programmes de fidélité avec leurs "partenaires". Cela explique pourquoi le compact disc, inventé par Philips et Sony, fut mis à disposition de tous les labels de musique. Cela explique pourquoi mon imprimante Hewlett-Packard fonctionne avec mes ordinateurs sous Apple et Windows. Cela explique pourquoi l'Internet, l'email et les SMS peuvent fonctionner sur des terminaux de marques concurrentes (ce que beaucoup d'entre nous considérons comme acquis, mais qui en soit constitue un réel tour de force). Dans chacun de ces exemples, des concurrents ont été obligés d'ouvrir leurs plateformes et réseaux - pas par amour de leur prochain, mais seulement pour survivre et prospérer.

Netflix est le Betamax d'aujourd'hui

Je pourrais vous donner d'autres exemples, mais vous voyez l'idée. Netflix est le Betamax d'aujourd'hui. Ils ont suivi la mauvaise stratégie, et ont doublé la mise à chaque occasion. La société a dépensé des millions de dollars en films et séries TV "propriétaires" pour créer une position dominante, avec un système complètement fermé. Mais c'était juste la première phase. Nous sommes déjà dans la phase 2, avec Disney et d'autres qui retirent leur catalogue de la plateforme Netflix, et essaient de créer leurs propres royaumes.

On se retrouve à nouveau en 1965, où chaque banque décide de construire sa propre marque de carte de crédit. Le zèle avec lequel Netflix a contourné les studios d'Hollywood a gonflé ces sociétés à bloc, et elles sont maintenant déterminées à se battre jusqu'à leur dernier souffle pour empêcher Netflix de devenir le réseau propriétaire dominant.

Nouvelle phase: la coopération des autres acteurs

Dans la prochaine phase, on verra des sociétés de films, TV et vidéo commencer à coopérer, partager leurs catalogues et peut-être même leurs plateformes. D'autres plateformes dans des métiers comparables - podcasts, musique, jeux vidéos, streaming de concerts, ... - vont inévitablement participer également.

Cette coopération pourrait arriver par des fusions, ou simplement par des accords de licence, ou mèneront peut-être au lancement de nouvelles sociétés avec un actionnariat partagé. Il y a des centaines de participants potentiels avec de riches catalogues de films, séries TV ou autres propriétés intellectuelles, mais qui ne sont pas assez gros pour concurrencer Netflix. En revanche, s'ils combinent leurs efforts, c'est possible - surtout s'ils retirent simultanément leurs titres des énormes plateformes qui dominent le marché actuellement.

Imaginez la puissance d'un abonnement unique, qui vous donnerait un accès immédiat à des films, des séries TV, de la musique, des jeux vidéos, des concerts, ... ! Pensez-vous que Netflix puisse avoir la même chose avec son approche propriétaire ? La société sera forcée d'ouvrir sa plateforme, au risque de décliner, voire d'être obsolète.

Netflix n'est pas invincible

Je sais que beaucoup de monde pense que Netflix est invincible. Sa capitalisation est de l'ordre de 250 milliards de dollars - et ses revenus ont été multipliés par 100 depuis que je suis devenu client. Mais les analystes financiers sous-estiment les risques que Netflix a pris en décidant d'être auto-suffisant et de créer ses propres films et séries TV. Cette énorme dépense d'argent continue est une faiblesse, pas une force.

Le chiffre clé est la trésorerie. Même si Netflix a augmenté ses revenus à un rythme impressionant, elle s'est montrée incapable de générer de l'argent. Pour construire son système propriétaire, Netflix a contracté plus de 15 milliards de dollars de dettes, et a continué à accélerer le rythme de ses dépenses, alors même qu'elle s'endettait davantage.

Voilà pourquoi Netflix augmente le prix de ses abonnements. Le mangement comprend combien ils ont besoin d'argent, et à quelle vitesse ils dépensent l'argent de vos abonnements.

Mais les chiffres sont toujours mauvais. La part de marché de Netflix a baissé de manière régulière, et est maintenant tombée sous les 50%. Une estimation affirme que le nombre de clients a baissé de plus de 30% en un an. Le dernier rapport trimestriel de Netflix a été un désastre, déclenchant une importante ventes d'actions. "Les funérailles tant attendues de Netflix sont enfin là", comme le titrait de manière brute Bloomberg dans l'analyse des résultats.

Il y a aussi la question de savoir si les pratiques d'amortissement qui permettent de créer les bénéfices déclarés sont raisonnables ou pas - je vous épargne les détails de la comptabilité légale et laisserai cela aux analystes de Wall Street.

En un mot: Netflix a beau être l'une des plus grandes sociétés du monde, elle est bien plus vulnérable qu'on ne le pense. Et elle ne peut pas utiliser de franchises à succès comme Disney - lequel peut sortir des films Marvel ou Star Wars avec des chances de succès raisonnables.

Quelle est la plus grande franchise chez Netflix ? Le fait que vous ne puissiez répondre du tac-au-tac est révélateur. Il faudrait beaucoup de Tiger Kings, Le Jeu de la Dame ou Squid Games pour faire face aux univers Marvel et Star Wars. Le rachat récent du catalogue de Roald Dahl (Charlie et la chocolaterie, Matilda, ...) par Netflix démontre bien qu'ils ont conscience de cette faiblesse. Mais ils ont des décennies de retard sur Disney.

Netflix a encore de l'argent à brûler - et brûler est le bon verbe. Ils ont de la chance que leurs concurrents tentent encore de créer leur propre système propriétaire. Mais cela changera lorsque nous arriverons à la 3ème phase de l'évolution de l'industrie: consolidation et coopération aboutiront à désigner les réels vainqueurs de cette guerre des plateformes.

Qui sera le vainqueur ?

L'ultime vainqueur pourrait être Amazon Prime, qui semble avoir une approche plus coopérative avec Hollywood. Ou cela pourrait être une nouvelle entité, comme MasterCard ou VHS auparavant - avec un nom banal qui permette aux participants d'intégrer le réseau sans avoir l'impression d'être avalé par un concurrent.

Et comme indiqué plus haut, ces réseaux inclueront bien plus que juste des films et des séries TV. Vous trouverez des concerts live, des retransmissions de compétitions de jeux vidéo, des podcasts, du sport, des chansons, des comédies et toute sorte de divertissements inclus dans cette plateforme terrasseuse de géants. (le géant terrassé ici serait Netflix, mais d'autres sont vulnérables, comme Spotify.)

Considérez les alternatives: si vous voulez concurrencer netflix, vous pouvez:

  1. soit essayer de trouver 10 milliards de dollars à dépenser dans des films et séries TV originaux,
  2. soit vous associer avec vos concurrents et trouver un moyen de coopérer.

Je sais que Disney et Paramount ont opté pour l'option 1. Mais ne vous attendez pas à ce que les autres fassent la même chose. Il y a déjà trop de monde.

Quand cela arrivera t-il ?

Je ne sais pas dire quand cette évolution arrivera, mais j'ai la certitude qu'elle arrivera. L'approche propriétaire de Netflix - qui se base sur le contrôle de la propriété intellectuelle et une forte hostilité envers tous les autres acteurs - ne peut qu'aboutir à un échec à long terme.

Et il se pourrait que l'on voit bientôt les premiers signes que l'empire se fissure.


Tags: Francais, Misc


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